Dans cet article, nous mettrons l’accent sur des faits qui affectent douloureusement la vie des Haïtiens et Haïtiennes. Ceux-ci comportent des enjeux multiples : anthropologique, sociologique, économique, éthique… Il vaut la peine de les suivre, de les relever et de les analyser. C’est ce que nous comptons réaliser maintenant, en nous attardant sur certains drames anthropologiques. En effet, le philosophe Hubert Faes l’a écrit de fort belle manière : Pour repérer le contexte de l’action, il faut l’action elle-même.

S’il n’y a pas d’action, il n’y a pas de contexte. Celui-ci n’est pas préalablement donné de sorte que l’action s’y inscrirait. En s’écrivant, l’action écrit son contexte. […] L’action fait le contexte et le contexte fait l’action, de sorte qu’il est impossible d’avoir une compréhension suffisante de l’action à partir de l’action seule ni à partir du contexte seul [1].

1 – Des drames anthropologiques

Pour mieux saisir le sens de notre propos, nous tenons à définir certains concepts avant d’engager le travail analytique. D’expérience, un drame peut se définir comme un événement grave, douloureux, malheureux, catastrophique, entraînant des conséquences émotives et humaines très lourdes. Car celles-ci sont mortelles et handicapantes physiquement, moralement et mentalement. Le drame peut s’accompagner de violences et conduire ultimement à la mort. Naturellement, la mort en elle-même est toujours vécue comme un drame. Lorsqu’elle survient avec la méchanceté d’une autre personne, le drame devient double. Une femme battue à mort par son conjoint est un double drame, un esclave tué par son maître est un double drame, un policier qui tue un manifestant est un double drame, un violeur, un kidnappeur qui met à mort sa victime est un double drame, un terroriste qui intervient dans une église ou dans un espace culturel, tuant des dizaines de personnes, la violence est double. Dans tous ces cas, au drame de la mort, il faut ajouter celui de la cruauté des criminels.

Un drame anthropologique est un fait grave touchant l’être humain, singulièrement ou collectivement. Ceci peut faire obstacle à sa croissance, à ses projets ou carrément mettre fin à sa vie. Dès lors, vous comprenez très bien ce qui arrive aux hommes et aux femmes qui furent durement touchés, soit par une catastrophe naturelle, soit par des décisions de leurs semblables : massacre, bastonnade, empoisonnement, kidnapping, emprisonnement injuste ou enfin, soit par négligence. En Haïti, les drames anthropologiques se succèdent et se démultiplient chaque jour sous nos yeux. Cette situation devient de plus en plus révoltante et de plus en plus inquiétante. L’inquiétude ne consiste pas uniquement en la démultiplication des cas dramatiques, mais elle consiste surtout en cette complaisance des consciences par rapport aux drames qui se produisent. Quand les consciences se taisent ou se neutralisent devant de tels cas, il est permis de s’interroger sur le degré d’humanité des sujets vivants. Et quand une telle question surgit, nous nous trouvons déjà au cœur d’un débat anthropologique et éthique. Un jeune doit-il avoir peur d’y entrer ? Non, parce que cela concerne son avenir. Si vous vous taisez, si vous vous terrez, les dinosaures vous mangeront silencieusement.

1.2 – Entre complaisance et glissement, Haïti devient un sol criminogène

La complaisance dont nous avons parlé plus haut résulte d’un glissement anthropologique, c’est-à-dire le développement graduel et désormais mature d’une insensibilité à la vie d’autrui. Celle-ci se transforme en une véritable banalisation publique et quotidienne de la vie. Dans la société, cela se traduit concrètement par les vengeances privées, le pullulement des groupes armés et leur capacité de nuisance. En effet, ce sont des criminels totalement décomplexés. Ils savent qu’ils doivent acquérir leur notoriété par leur force de frappe. Ils le savent, autant qu’ils font augmenter les statistiques de leurs victimes : blessés, morts, incendies, déplacés, autant ils sont redoutables et respectables. Aussi s’imposent-ils comme des acteurs incontournables de la vie politique et sociale. D’où les chantages avec les gouvernants et aussi les allégations à n’en plus finir. Preuve de la confusion générale qui règne dans le pays.

Nous vivons dans une société en pleine décadence où tous les principaux pans qui devaient la tenir se sont effondrés lentement mais sûrement. Qu’on ne se le cache pas, nous, les survivants, nous marchons sur les ruines de la nation. En effet, plus rien n’est debout, tout est par terre. Ce constat ne peut pas ne pas nous saisir tous jusqu’aux tripes. En fait, l’enjeu principal dans tout cela, c’est notre futur, notre destin de peuple.

Dans ce jeu macabre, les habitants sont dramatiquement éprouvés. Nous en voulons pour preuve les récents exodes enregistrés dans les zones de Martissant, Fontamara, Bel-Air, Delmas 2, Solino, Gressier, Carrefour-Feuille, etc. Au cours de ces mouvements migratoires, des morts sont dénombrés ; des corps jonchent la chaussée et y pourrissent, livrés aux chiens et aux cochons. Qui sommes-nous devenus ? Des cannibales ? Des chasseurs de vie ? Des passeurs de mort ? Des primitifs ? Que faisons-nous de notre humanité ? Que faisons-nous de celle des autres ? Comment avons-nous atterri sur ce sol tragique et dramatique ? Que nous est-il arrivé ?

Nous observons de plus en plus, et c’est fort logique, que les personnes en situation de vulnérabilité (handicaps de toutes sortes) deviennent plus fragiles que jamais. Elles fuient la mort, parce que la vie les fuit. Il s’agit là d’un drame anthropologique. Quand l’être humain cherche la vie tandis que toutes les voies qui y mènent sont sécurisées par la mort, alors le drame anthropologique est inéluctable. C’est ce que nous sommes en train d’expérimenter hélas, maintenant, dans notre chère Haïti. Les défenseurs des droits humains nationaux et internationaux sont attendus à ce carrefour où la vie de l’homme haïtien ne vaut presque plus rien. Car les agents de la mort agissent impunément et dans une indifférence troublante et répugnante.

Le glissement anthropologique souligné dans un paragraphe antérieur, ne concerne pas exclusivement les agissements répréhensibles et criminels des groupes armés. Pour une réflexion objective et, pour mieux cibler les responsables, il nous paraît important de noter aussi avec beaucoup d’insistance la participation des gouvernants et des élus. Nous le savons, des organisations des droits humains, locales et internationales ont épinglé certains d’entre eux dans des massacres perpétrés ici et là. Quand de tels faits se produisent par les autorités qui étaient censées protéger la vie et les biens, il est normal que s’ouvre béatement la porte de la banalisation. Porte de toutes perditions.

En effet, si ceux qui devaient protéger la vie s’emploient au contraire à la détruire visiblement, le message est clair : la vie des citoyens ne vaut plus rien. Le feu vert est ainsi donné aux criminels : ils peuvent commettre sereinement leur forfait. De fait, c’est ce qui arrive dans le pays. Ils sont sereins et la population est gagnée par la panique.

Parvenu à ce stade, les dérives anthropologiques ne font qu’augmenter, devenant même pluriformes. Les forfaitures enregistrées dans les différents départements, notamment dans la capitale, confirment cette idée. Prenons-en quelques-unes au passage : le fiancé mécontent et jaloux peut décider de mettre en lard sa fiancée, l’époux en colère et jaloux saucissonne aisément son épouse. Le voisin intolérant n’hésite pas à faire feu sur son voisin. Dans la file pour s’approvisionner en carburant, l’échange entre deux citoyens conduit à la mort de l’un ou de l’autre. Quand le député, le sénateur, le maire se comporte comme des délinquants, tuant ou autorisant à tuer, le glissement s’étend, s’intensifie et la banalisation de la vie s’installe de fait.

En mettant bout à bout tous ces faits, tous ces cas, il est honnête d’avouer que nous vivons dans un environnement fortement criminogène. La réalité c’est que, chacun possède, implicitement, un permis de tuer. Ainsi, nous enterrons cette vieille loi garantissant la vie d’autrui : « Tu ne tueras point. » Par cet enterrement, nous choisissons de vivre hors des lois rationnelles pour obéir à des lois irrationnelles et criminelles. Du même coup, nous sortons du concert des nations civilisées. Car les civilisations modernes sont établies sur des normes et des principes essentiellement rationnels, même s’ils peuvent être soumis aussi à des interrogations et des critiques.

À bien considérer le déploiement des événements, à bien regarder les comportements des uns et des autres dans les élites (politique, religieuse, économique, intellectuelle, etc…) comme dans les ghettos, nous ressemblons de plus en plus à des psychopathes. En effet, nous nous éloignons vertigineusement, mais allègrement de la loi pour nous laisser entrainer par les vagues de l’anarchie. Nous sommes en plein dans une dramaturgie anthropologique inquiétante et douloureuse, car mortifère.

Toutes couches sociales confondues, à force de glisser, nous nous trouvons dans ce labyrinthe de la mort. Nous y crions tous, nous nous accusons mutuellement, nous nous donnons des coups de poing, nous nous massacrons, nous nous mangeons pour survivre. Nous sommes, hélas en voie de nous exterminer. Ainsi, le drame sera complet !

Étant donné que nous venons de nommer et de qualifier ce qui se passe sur le plan anthropologique ; étant donné la conclusion que nous venons de produire, nous devons maintenant nous interroger. Que faut-il faire pour échapper à cette extermination ? Quel rôle les jeunes peuvent-ils jouer ?

L’obligation morale et anthropologique consiste à revenir à la conscience que la vie humaine, toute vie humaine, est sacrée. Cette conscience ramènera logiquement au respect de chaque et de toute vie humaine. De là, nous réaliserons qu’autrui est véritablement un autre soi-même. Ainsi, nous nous interdirons de le tuer, le violenter, le maltraiter, le martyriser.

La mêmeté peut être une clef décisive de conversion anthropologique. Elle peut contribuer à des changements posturaux qui font émerger des sujets de la loi, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui se réconcilient avec eux-mêmes et avec l’humanité, qui découvrent enfin la grandeur de tout être humain. Quand l’homme quitte les rails de la civilisation, seule la loi peut l’y replacer. En effet, c’est la loi qui nous éclairera sur la beauté et l’excellence de la vie, mais plus fondamentalement encore sur la nécessité de nouer des relations stables, respectueuses et pacifiées. La loi qui prévaudrait maintenant, est celle-ci : « Tu ne tueras point. »

L’intégration communautaire d’une telle loi est la condition de possibilité de fonder une nouvelle société, désormais ouverte à la rationalité, éclairée aussi par la loi naturelle. Cette dernière est inscrite à l’intérieur de chacun de nous. Elle invite à faire le bien et à renoncer au mal en tout temps et en tout lieu, quels que soient les avantages en présence.

2 – Des drames sociologiques

Les drames sociologiques, ce sont des faits qui se produisent dans la société avec des incidences majeures et graves sur la vie des citoyens diversement affectés. Réfléchissons-y ! Nous ne vous scandaliserons pas, si nous vous disons que la nourriture est un soin existentiel. Elle l’est, parce qu’elle sert à maintenir le corps, à le garder en forme. Ainsi, elle permet d’entretenir la santé. Elle représente un élément vital pour l’être humain. En effet, nous connaissons tous le lien logique qu’il existe entre nourriture et santé. Peuvent en témoigner, entre autres, les concepts de malnutrition et de dénutrition. Nous observons chez nous, aujourd’hui, une absence de nourriture. À regarder autour de nous, avant même de se référer aux statistiques, nous comprenons que cette absence de nourriture impacte dramatiquement la condition de vie de la population, notamment la masse la plus défavorisée.

De plus en plus, en Haïti, quand nous parlons de masse défavorisée, nous avons tendance à considérer souvent et de manière exclusive les milieux urbains où les ghettos émergent et se multiplient comme des champignons. Le séisme du 14 août 2021 nous révèle au grand jour que les familles et les communautés paysannes constituent également cette catégorie de la nation, qui est toujours victime des injustices sociales. Car, elles n’ont ni écoles, ni eau potable, ni dispensaires, ni centres de santé, ni hôpitaux, ni des représentants locaux crédibles et compétents. Plusieurs jours après ce drame, des sections communales n’ont pas été secourues, parce que les accès étaient difficiles et les moyens matériels ultra-précaires. Ce qui a augmenté leur souffrance et contribué à la mort de plus d’un.

Dans Éthique et chaos : le devoir de s’indigner, nous avons écrit : Le niveau de vie des citoyens dans une société donnée est une jauge importante de la politique sociale d’un gouvernement ou d’un régime. En Haïti, le constat est accablant : d’année en année, les conditions de vie de la population se dégradent vertigineusement et dramatiquement. Les Haïtiens n’ont plus de bien-être. Ils n’ont que du mal-être au quotidien. Manger, boire, se loger, relèvent du luxe. Il ne suffit pas de combattre pour y accéder. En effet, même avec une ferme volonté de se battre, les cibles restent difficilement atteignables [2][3]. Des points de vue humanitaire et social, nous régressons de plusieurs milliers de coudées. Le recul est d’autant plus flagrant et violent qu’il s’agit des besoins ordinaires et minimaux qui ne peuvent être satisfaits. En fait, quand ceux-ci se raréfient dramatiquement, vivre n’est qu’un vain mot.

Chers jeunes, à l’instant où nous vous parlons, pour être honnête, l’obligation nous est faite de vous dire qu’en Haïti, désormais, nous dépassons le seuil de la misère, nous sommes en plein dans la mort. Il n’y existe plus de misère, c’est le temps de la mort. C’est un drame social sans pareil qui se répand presque dans toutes les familles, notamment les plus précaires [3]. Il ne faut pas avoir honte de se plaindre, de se lamenter et de crier : nous nous trouvons dans une zone de turbulence extrême. La détresse est évidente.

Dans un rapport de la Banque Mondiale, mis à jour le 26 avril 2021, nous avons lu des données qui rendent bien compte de ce que nous sommes en train de vous dire. Il est noté que Le développement économique et social d’Haïti continue d’être entravé par l’instabilité politique, les problèmes de gouvernance et la fragilité. Avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant de 1 149,50 $ US et un indice de développement humain de 170 sur 189 pays en 2020, Haïti reste le pays le plus pauvre de la région de l’Amérique latine et des Caraïbes et parmi les pays les plus pauvres du monde [4]. Les causes sont ciblées et nommées. Elles sont d’ordre politique, social, mais aussi éthique. Les superlatifs utilisés dans la dernière phrase ne font que corroborer la description que nous avons produite dans le paragraphe plus haut. Dans le même document, les experts ont ajouté : les estimations actuelles indiquant un taux de pauvreté de près de 60 % en 2020 par rapport à la dernière estimation nationale officielle de 58,5 % en 2012. Environ les deux tiers des pauvres vivent dans les zones rurales. L’écart de bien-être entre les zones urbaines et rurales est largement dû aux conditions défavorables de la production agricole. Haïti fait partie des pays les plus inégaux de la région [5].

Toutes ces statistiques contribuent à montrer avec prégnance le drame qui se joue et se vit dans cette première nation noire qui a combattu et triomphé de l’esclavage. Quand un peuple ne peut pas se nourrir, ni se vêtir, ni se loger, ni s’éduquer, vivre n’est plus un défi, c’est tout simplement une corvée, un martyre méprisé. C’est une corvée, parce que la mort devient la compagne la plus sûre des vivants. Et, dans leur cheminement, c’est la mort qui commande. Tous les efforts semblent vains. La désespérance est plus parlante que l’espérance. Dans son analyse relative à la faim dans le monde, incluant Haïti, le Conseil Pontifical « Cor Unum » a écrit : Jusqu’au XIXe siècle, les famines décimant des populations entières avaient le plus souvent une origine naturelle. Aujourd’hui, elles sont plus circonscrites mais elles résultent la plupart du temps de l’action humaine. Il suffit de citer quelques régions ou pays pour s’en convaincre : Éthiopie, Cambodge, Ex-Yougoslavie, Rwanda, Haïti… À l’époque où l’homme, mieux qu’autrefois, a la possibilité de faire face aux famines, de telles situations constituent un véritable déshonneur pour l’humanité [6].

Mourir par faute de nourriture dans un monde qui vante ses exploits économiques et numériques n’est pas juste une honte pour l’humanité. Il s’agit d’une trahison de la fraternité. Cette expression est plus forte. Elle nous rappelle que nous avons un devoir de fraternité à accomplir tous les jours. Ceci se révèle très urgent là où des hommes et des femmes sont tourmentés par la violence et la faim. Il est de la responsabilité de l’homme de se secourir mutuellement. Les mots des Pères de l’Église repris par les Pères conciliaires dans Gaudium et Spes sonnent remarquablement bien dans cette situation : « Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué » [7].

Aujourd’hui, quand nous parlons de solidarité, de charité et de responsabilité, nous sommes à la limite de l’indécence. La circulation de la mort, à cause de la famine dans le pays, marque la faillite de l’État quant à ses responsabilités vis-à-vis de son peuple. Elle marque aussi l’indifférence des élites par rapport aux sujets vulnérables. Nous aurions tendance à dire que les élites ont échoué ou failli. En considérant leur attitude, nous croyons plutôt qu’elles s’accomplissent et s’épanouissent comme elles l’ont souhaité. Car elles ne sont pas étrangères à ce qui se produit en Haïti maintenant. Elles savent pertinemment que le sang et la corruption leur sont bénéfiques. De ce fait, elles n’ont aucun intérêt à plaider en faveur d’un changement. La vérité serait de dire que les élites haïtiennes tirent avantageusement leur épingle du jeu aux dépens des couches pauvres et misérables. Ainsi, leur échec n’est pas d’ordre matériel, il se situe plutôt sur le plan moral. En effet, il est immoral de s’asseoir sur des profits engrangés illicitement, alors que ses congénères expirent à côté, à cause de la soif et de la faim.

L’État a failli à ses responsabilités, parce que les ressources économiques ont disparu dans le tourbillon de la corruption. Par conséquent, il n’y a pas de projet de développement humain ni à court, ni à moyen, ni à long terme. Voilà pourquoi, la corruption est une vermine qui mérite un traitement drastique : elle prive les plus vulnérables même du strict nécessaire. Le pain étant confisqué, ils meurent de faim. Cette confiscation illicite des richesses précipite les citoyens vers la mort. C’est un crime [8] ! Admettons-le, nous nous trouvons en présence d’une véritable problématique anthropologico-éthique. Car la famine représente une menace pour la vie des sujets humains aussi bien que pour leur dignité [9]. En effet, comme l’a fait remarquer habilement le Conseil Pontifical « Cor Unum », Une carence grave et prolongée de nourriture provoque l’effondrement de l’organisme, l’apathie, la perte du sens social, l’indifférence et parfois la cruauté envers les plus faibles : enfants et vieillards en particulier. Des groupes entiers sont alors condamnés à mourir dans la déchéance. Au cours de l’histoire, cette tragédie malheureusement se répète, mais la conscience moderne perçoit mieux qu’autrefois que la famine constitue un scandale [10].

La conscience moderne perçoit donc la famine comme une problématique éthique. Elle l’est en tant qu’elle oblige à poser la question de la répartition des ressources matérielles. Pourquoi peu en ont trop et trop en ont peu ? Dans une communauté humaine sans justice, les scandales sont inéluctables. Et, il n’y a pas pire scandale que celui qui occasionne la mort d’autrui.

Chers amis, quoi de plus violent que la faim et la soif ? Elles sont imparables. Nous pouvons tenter de nous abriter au passage d’un ouragan, nous pouvons tenter d’échapper à un incendie, nous voyons des gens se jeter du haut des immeubles pour essayer de fuir la mort au moment des séismes, mais malheureusement, il est impossible de fuir la faim et la soif. Cette remarque simple, construite à partir des images absurdes, vient nous rappeler le drame qui se joue dans le pays maintenant. Nous sommes menacés de mort, car nous sommes attaqués par des ennemies (la faim et la soif) auxquelles nous ne pouvons pas échapper. D’ailleurs, elles n’admettent aucune négociation ni compromis. Elles sont intraitables. Le jeu est simple : on les satisfait ou elles nous emportent.

Non seulement la nourriture, l’eau et le logement se raréfient, mais il faut considérer aussi le scandale de l’absence des soins sanitaires. Nous avons choisi, à dessein, le mot « absence » et non « manque ». La différence entre ces deux termes permet de prendre en compte la mesure du scandale humanitaire qui existe et qui s’étend dans le pays [11]. Quand la nourriture devient un événement extraordinaire dans une société, il est évident que cela couve ou révèle un drame anthropologique. Dans les différents départements, les communes et habitations du pays, les soins sanitaires sont une chimère : les hôpitaux ne sont pas seulement délabrés, sales et immondes, ils sont également vides. Du geste ordinaire (un pansement) au plus complexe (une intervention chirurgicale), le patient ou sa famille doit se procurer le matériel d’intervention. Ceci se vend, ordinairement, au marché noir à l’intérieur de l’hôpital. Qui sont les vendeurs ? Pas forcément des pharmaciens… Des infirmières, oui… ou d’autres personnes gérant les affaires d’un médecin. Les hôpitaux, en Haïti, ont la particularité d’être des milieux très anxiogènes pour les patients à cause des incertitudes et des surprises de toutes sortes. Ils sont nombreux les malades qui rentrent et meurent chez eux sans avoir été pris en charge [12].

Dans un article publié dans MSF INFOS, Aline Serin, une ancienne cheffe de mission de MSF en Haïti, a donné un témoignage qui ne contredit pas notre observation. Selon elle, « Le système de santé publique qui se prétend gratuit est finalement loin de l’être. Chaque patient doit acheter au préalable le matériel et les médicaments nécessaires à sa prise en charge. Il faut ensuite payer le spécialiste. Ces soins restent inaccessibles pour une majorité de la population » [13]. Nous sommes dans un véritable désert. Nous crions, malheureusement nos cris ne trouvent aucune résonance dans une écologie humanitaire. Ils sont étouffés par l’indifférence et l’égoïsme tant sur le plan national que sur le plan international. Nous voudrions avancer, mais nous ne savons plus où aller. Les horizons s’assombrissent d’heure en heure, d’année en année. Quand le mépris, l’indifférence, l’égoïsme et la corruption se cumulent, il devient impossible de construire une société juste et prospère. La prospérité et la justice sont les résultats de la société fondée sur la loi. Dès lors qu’il existe des lois et que celles-ci sont respectées, on peut éviter la coalition des maux cités ci-dessus.

La désolation, la résignation, la désespérance nous apprivoisent au quotidien. La tentation d’y succomber est grande. En effet, quand le tragique nous scelle la vie, il faut des réserves profondes et inespérées pour s’en sortir. La meilleure réserve, en l’occurrence, est la conscience. Seule la conscience de l’absence de soin et des conséquences y relatives peut faire naître la conscience de la nécessité et du bonheur du soin. Le propre de la conscience, c’est qu’elle s’ouvre à tout, elle s’intéresse à tout, surtout lorsqu’elle est bien éduquée. Ainsi, elle se laisse interroger par les crises, les interroge et les critique également. La conscience interrogatrice et la conscience critique constituent une remarquable lumière pour dévoiler et donc démasquer les scandales et leurs sources. Elle interroge les crises, les consciences et les instances institutionnelles.

2.1 – Crises

Les sociétés démocratiques sont fondées sur le principe de la complexité. D’où la séparation des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Cette trinité est chargée de l’organisation politique et sociale. Elle est gardienne des institutions républicaines. De ce fait, quand l’un ou l’autre ne fonctionne pas, tout le système social en est impacté. Tout étant lié dans un système, chaque déliaison constitue un frein à son fonctionnement.

Or, en Haïti, nous constatons que la trinité évoquée ci-dessus a toujours du mal à bien tourner. Mais, ces dix dernières années, nous atteignons le comble de la banalité politique. Comme un insensé qui scie d’en bas l’arbre sur lequel il est assis, nos dirigeants ont carrément scié les pivots de la nation que sont ses institutions.

Qu’est-ce qu’une institution ? Une institution est le symbole existentiel collectif, c’est-à-dire de tout un peuple. Elle porte ses préoccupations présentes et futures. Elle travaille dans le présent pour l’améliorer et construire des opportunités pour un futur qui ne sera plus un rêve, mais un réel doré. Ainsi, une institution est une réalité dynamique. Elle n’est pas un musée de dogme politique, social, économique ni de vieilles archives de corruption. Il s’agit tout simplement des principales armatures sur lesquelles s’édifie la nation. Une nation sans institution est comme les arbres dans une forêt sauvage, certains grandissent et deviennent majeurs, d’autres sont chétifs, d’autres encore meurent, parce qu’ils n’ont été soumis à aucun contrôle rational. Ils étaient tous à la merci de la nature. Les faits nous prouvent que la nature n’obéit à aucune norme. Elle n’ordonne pas. Elle ne polit pas.

L’analyse ci-dessus nous permet de mieux comprendre les crises que nous connaissons à tous les niveaux aujourd’hui : politique, anthropologique, social, économique, éducatif, culturel et éthique. Les pivots constitutifs de la complexité politique et gouvernementale étant fissurés, sinon rompus, les crises sont donc inévitables. D’ailleurs, elles se renouvellent naturellement. En Haïti, elles forment les gongs de la politique dégénérative.

Aduel Joachin
Docteur en science de l’éducation
Docteur en théologie morale


Références

[1] Hubert FAES, « Sens et valeur du contexte en éthique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2014/3 (n° 280).
[2] Aduel JOACHIN, Éthique et chaos : le devoir de s’indigner, Paris, Edilivre, 2021, p. 60.
[3] Ibid., p. 61.
[4] Banque mondiale, La Banque mondiale en Haïti, [en ligne] : https://www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview
(consulté le 20 août 2021).
[5] Ibid.
[6] Conseil Pontifical « Cor Unum », « La faim dans le monde. Un défi pour tous : le développement solidaire », [en ligne] : https://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/corunum/documents/rc_pc_corunum_doc_04101996world-hunger_fr.html
(consulté le 20/02/2023).
[7] Gaudium et Spes 69,1.
[8] Aduel JOACHIN, op. cit., p. 61.
[9] Cf. Conseil Pontifical « Cor Unum », « La faim dans le monde. Un défi pour tous : le développement solidaire ».
[10] Ibid.
[11] Aduel JOACHIN, op. cit., p. 62.
[12] Ibid.
[13] Aline SERIN, « Haïti : maintenir des soins dans un contexte de violences croissantes », MSF INFOS, n° 207, septembre 2021, p. 5.

Une réflexion sur « Haïti au rythme des drames et des crises »
  1. Le texte d’Abduel Joachim est un cri d’alarme poignant. En utilisant les notions de « drame anthropologique » et de « glissement anthropologique », l’auteur nous force à regarder en face la banalisation de la violence et de la mort en Haïti. C’est une analyse sans concession qui nous pousse à nous interroger sur notre propre humanité d’Haïtien.

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