Penser le lien entre éthique écologique et éthique biomédicale

La plupart des historiens de la bioéthique attribuent la création du terme bioéthique (bioethics) à l’oncologue américain Van Rensselaer Potter (1911-2001) en 1970. Cependant, des travaux publiés dès 1997[1] et largement diffusés à partir de 2007[2] ont révélé la création antérieure du terme allemand équivalent, Bio-Ethik, en 1926, par le pasteur protestant Fritz Jahr (1895-1953) qui a vécu à Halle (Saale). Chez ces deux auteurs, la bioéthique est définie comme une éthique globale du vivant et non pas une éthique sectorielle comme l’éthique biomédicale.

L’enjeu de cet article n’est pas de discuter de la prévalence historique de ces deux créateurs du néologisme bioéthique mais de présenter chacune de ces deux acceptions dans leur contexte et d’interroger ensuite, sur cette base, la manière dont pourraient être articulées aujourd’hui l’éthique écologique et l’éthique biomédicale. En effet, ces deux disciplines se déploient encore suivant des spécialisations, méthodes, concepts, normes différents et souvent dissociés alors que la nécessité d’une éthique systémique de la vie, une bioéthique globale, réclame de les articuler pour penser et agir face aux défis que les crises environnementales, sociales, politiques et médicales mettent particulièrement en lumière. Si l’encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, publiée en 2015, soutient et répète « la conviction que tout est lié dans le monde »[3], il reste à penser ces liens et leur mode d’articulation.

Le concept de bioéthique selon Van Rensselaer Potter

Dès les années 1960, Potter insiste sur l’urgence d’une convergence entre sciences et techniques, d’une part, et sagesse – c’est-à-dire une réflexion sur le sens et les normes –, d’autre part, afin d’établir un « pont vers le futur »[4] dans une situation dramatique qui menace la survie de l’espèce humaine. Dans le contexte de la guerre du Vietnam (1955-1973), de la déflagration éthique provoquée par l’usage de la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki en 1945) et de la menace d’une guerre nucléaire, ainsi que des inquiétudes récurrentes sur le danger de la surpopulation, des scientifiques américains s’interrogent sur l’impact de leurs recherches et de leurs pratiques sur la vie humaine et la vie sociale.

Marqué par cette prise de conscience, Potter donne une première définition de la bioéthique comme « science de la survie » réunissant la connaissance biologique et les valeurs des anciennes humanités, au moment même où l’humanité est, selon lui, désespérément menacée : « Une science de la survie doit être plus qu’une simple science, et je propose donc le terme “bioéthique” (bioethics) afin de mettre l’accent sur les deux ingrédients les plus importants pour atteindre la nouvelle sagesse dont nous avons désespérément besoin : la connaissance biologique et les valeurs humaines »[5]. La bioéthique, cette nouvelle « science de la survie » corrélée à une nouvelle sagesse, est nécessairement interdisciplinaire[6] et doit alors convoquer et réunir les sciences biologiques et les sciences humaines.

Potter affirme s’être inspiré de Teilhard de Chardin[7] pour élaborer cette visée d’une conjonction entre la sagesse et les sciences, et ce souci méthodologique de ne pas séparer les « faits biologiques » des « valeurs éthiques ». Plus fondamentalement, il se pense lui-même comme un continuateur de l’œuvre d’Aldo Leopold (1887-1948), forestier, penseur et militant de l’écologie, en mentionnant son ouvrage de 1949, The Land Ethic[8] qui a « élaboré le cadre théorique d’une bioéthique de la survie, caractérisée par son orientation écologique et populationnelle »[9]. Deux thèmes apparaissent ici qui vont orienter toute la réflexion de Potter : le souci nouveau de la communauté de tous les vivants et l’inquiétude lancinante de la surpopulation, un problème majeur délaissé selon lui par l’éthique de la biomédecine.

L’orientation écologique héritée de Leopold propose d’élargir la communauté des humains : « L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de cette communauté au sol, à l’eau, aux plantes et aux animaux, en un mot : à la terre »[10]. Elle se veut intégrative en formulant une liste ouverte d’éthiques régionales qui ne sont pas articulées entre elles et qui concernent la terre, la faune, la population, la consommation, l’urbanisme, la gériatrie, la vie internationale[11], etc.

Dans The Land Ethic, Aldo Leopold tente de formuler un impératif éthique commun qui relativise le pouvoir de l’économie et donne un critère du juste : « Examinez chaque question en fonction de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste (right), ainsi que de ce qui est économiquement convenable (expedient). Une chose est juste (right) quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, et injuste (wrong) dans le cas contraire »[12]. Leopold ne donne cependant pas de situations précises pour montrer combien ce principe est opératoire en détaillant notamment les nécessaires priorités éthiques à accorder dans la « communauté biotique ».

Potter, de son côté, ne développe pas d’impératif bioéthique analogue censé condenser l’obligation et la méthode, mais sa manière de pratiquer cette éthique globale se précise dans son opposition à ce qu’il estime être un écueil de la bioéthique réduite à l’éthique biomédicale. Il dénonce ainsi la restriction méthodologique qu’opère l’éthique biomédicale développée à Georgetown University et au Hastings Center en accusant cette acception de la bioéthique de ne pas prendre en compte les problématiques globales, notamment sociales et écologiques. Jusqu’à ses dernières publications[13], il souligne de façon constante l’enjeu de la régulation des naissances nécessaire à la survie d’une humanité menacée par la surpopulation, et pointe l’absence grave de prise en compte de ce problème par l’éthique biomédicale. L’insistance sur le caractère à la fois nécessaire et volontaire de cette limitation des naissances par stérilisation et usage des contraceptifs pose des problèmes de faisabilité qui ne sont pas abordés et qui relèvent pourtant d’une démarche éthique concrète. Lorsque la survie est en jeu, faudrait-il contraindre les consciences qui n’adhèrent pas à ce projet ? Potter aurait-il trop valorisé la confiance dans les énoncés prédictifs de la science en négligeant la force des intérêts et l’enracinement culturel des valeurs, notamment celles de la procréation ?

La bioéthique globale, terme forgé par Potter en 1988, est une éthique de l’équilibre entre plusieurs domaines sans qu’un système de priorités soit véritablement élaboré : « La bioéthique globale (Global bioethics) doit assumer la charge de tenter d’équilibrer (to balance) la moralité des décisions en matière de soins de santé avec les décisions concernant l’environnement »[14]. Le projet est ambitieux par sa globalité et modeste dans sa réalisation puisqu’il s’agit seulement de « tenter d’équilibrer » sans préciser ce qui pondère et articule le soin de la santé d’un côté et l’environnement de l’autre. La dignité n’est plus cette valeur absolue de la personne selon l’héritage kantien même si Potter affirme qu’une « survie acceptable ne peut être atteinte sans une valorisation accrue de la dignité humaine ». La dignité est reconfigurée par des exigences nouvelles. Elle demande « en principe des conditions environnementales et sociales favorables au plus haut degré de santé possible » ainsi que « la limitation volontaire de la reproduction humaine »[15].

Selon Potter, la bioéthique globale unifie la « bioéthique médicale » et la « bioéthique écologique » grâce à l’apport du point de vue féminin alors qu’une moralité « macho »[16] (“macho” morality) conduit au solutionnisme technique, à la domination sur la nature et les femmes, à l’affrontement et à la guerre. Cette opposition, qui identifie la moralité masculine à une morale abstraite du droit et la moralité féminine à la morale concrète de la responsabilité du soin, est empruntée à la critique des stades de développement moral de Lawrence Kohlberg par Carol Gilligan[17] et à la valorisation des activités de care. La critique des modèles de domination présents dans la médecine et l’environnement se poursuit, en 1992, dans l’opposition entre les religions libérales ou coopérantes et les religions fondamentalistes et opprimantes : « Il est nécessaire de réunir les courants de pensée religieuse dits libéraux parmi les grandes religions avec la biologie, la cosmologie, la philosophie et le droit »[18]. Selon cette compréhension qui correspondrait tout à la fois à l’encyclique Laudato si’ du pape François valorisant « la richesse que les religions peuvent offrir pour une écologie intégrale et pour un développement plénier de l’humanité »[19], et à l’acception de la loi naturelle comme recherche d’une éthique universelle[20] convoquant les sagesses du monde, un des présupposés fondamentaux de la bioéthique globale est que « la survie de l’homme sous une forme acceptable ne peut être assumée – et est improbable – sans une renaissance de la science, de la religion et de la théorie économique »[21].

Les religions qui sont appelées à un renouveau ne sont plus seulement des ressources de pensée, de motivation, de réflexion et de régulations éthiques, des institutions qui coopèrent plus ou moins au bien commun, elles sont placées sous l’autorité d’une bioéthique globale qui s’affirme comme « source laïque d’autorité morale dans le cadre d’un dialogue avec les religions coopérantes pour relever le défi de la survie de l’espèce humaine sous une forme acceptable au cours du troisième millénaire et au-delà »[22]. Héritier d’un libéralisme moral, Potter ne précise pas comment se constitue cette autorité, comment se régule le dialogue, comment le statut de « religion coopérante » (cooperating religion) est accordé alors même qu’à l’époque et jusqu’à aujourd’hui le mode de régulation des naissances, plus ou moins incitatif et contraignant selon les options politiques et les courants de pensée, est toujours sujet à controverse avec les religions, et particulièrement avec l’Église catholique.

Potter formule à de nombreuses reprises la préoccupation d’un équilibre trouvé dans une sorte de sagesse pratique qui semble cependant impuissante à définir de grandes orientations éthiques et politiques. Par exemple, le fait de « trouver un équilibre (balance) entre la bioéthique écologique et la domination économique » lui semble une évidence, tout comme le fait de « trouver un équilibre entre le caractère sacré de la vie (sanctity of life) et le sens de la vie (meaningful life) »[23]. Comment prendre des décisions singulières en situation comme c’est le cas en éthique biomédicale, comment même penser une déontologie médicale si cette éthique ne comporte pas de hiérarchie de principes ou de normes, ou même de pondération ? Comment penser les droits de l’Homme si l’architectonique de ces droits n’est plus gouvernée par la reconnaissance de la dignité qui « constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde »[24] ? Certes, selon Potter, la bioéthique globale est bien une éthique universelle capable de dépasser le particularisme ou les ambitions des religions tentées de s’approprier la définition des lois universelles : « […] la bioéthique globale est moralement juste et appropriée en tant que moyen d’unifier les diverses communautés ethniques, religieuses et politiques de la planète Terre, malgré les nombreux intérêts particuliers qui peuvent choisir de s’y opposer »[25]. Mais elle est considérée comme un moyen qui ne s’appuie pas, me semble-t-il, sur une philosophie morale suffisamment élaborée pour être pertinente dans les orientations générales et les décisions singulières.

Le concept de bioéthique selon Fritz Jahr

Le contexte dans lequel le pasteur protestant Fritz Jahr a forgé le premier concept de Bio-Ethik est très différent de celui de Potter élaboré plus de quarante ans plus tard. En effet, Jahr ne réagit pas à un contexte de menace qui nécessiterait une éthique de la survie. Il cherche à intégrer les nouvelles sciences de la vie de la première moitié du XXe siècle ainsi que certaines traditions spirituelles chrétiennes et bouddhistes pour penser une éthique du respect de tous les vivants. Sa réflexion s’ancre également dans l’expérience personnelle de la maladie qui l’a contraint à abandonner sa mission de pasteur et à vivre une certaine précarité avant d’obtenir un travail d’enseignant[26].

Jahr s’inspire des nouvelles sciences de la vie, en l’occurrence de la psychophysique de Gustav Theodor Fechner (1801-1887) qui la définit comme « une doctrine exacte des relations fonctionnelles ou de dépendance entre le corps et l’âme (Seele) et, plus généralement, entre le monde du corps et celui de l’esprit (geistiger Welt), le monde physique et le monde psychique »[27]. La psychophysique est une science de la mesure des phénomènes psychiques, qui inaugure une nouvelle manière de comprendre, par l’usage rigoureux des mathématiques et de la méthode expérimentale, le vieux problème des relations entre d’une part le corps et, d’autre part, l’âme comme principe de vie et de sensibilité (Seele). En écart avec la philosophie – un écart seulement méthodologique puisque Fechner n’abandonnera jamais les problématiques métaphysiques –, la psychophysique ne se préoccupe plus de l’essence du corps et de l’âme, mais des relations fonctionnelles entre leurs manifestations qui sont analysables par la mesure et la formalisation mathématiques.

L’œuvre de Fechner repose sur une compréhension métaphysique et théologique de la nature comme en témoigne le livre Nanna ou l’âme des plantes de 1848 où Fechner veut « […] faire apparaître les plantes comme participant individuellement à une nature tout entière animée par l’âme divine (allgemein gottbeseelten Natur), […] leur attribuer une âme propre et interpréter psychiquement leurs rapports avec la lumière »[28]. Plus largement, le but de Fechner est de montrer par des méthodes scientifiques la vérité de l’idée ancienne que toute la nature – y compris les astres[29] – est animée par une vie divine.

L’héritage méthodologique de Fechner est corroboré par le philosophe Rudolf Eisler (1873-1926) – le concepteur du Kant-Lexikon ! – qui considère que l’on doit compléter la biophysique et la biochimie par une « biopsychique »[30] (Biopsychik). Cette biopsychique, héritière scientifique d’un panpsychisme métaphysique, fonde le souci éthique de tous les vivants et conduit à la bioéthique.

De nombreux articles d’éthique de Jahr font référence aux Écritures, par exemple à l’aspiration de toutes les créatures au salut (Rm 8, 19-22), à la figure emblématique de François d’Assise qui a montré que nous étions « apparentés de manière essentielle (wesensverwandt) avec tous les vivants »[31], et à la convergence avec le bouddhisme. Jahr est aussi influencé par le théologien Friedrich Schleiermacher (1768-1834) qui défendait avant lui le respect de la vie animale et des plantes.

Les inspirations philosophiques de Jahr sont variées. Il cite entre autres Jean-Jacques Rousseau, notamment sur l’éducation sexuelle, Johan Gottfried von Herder (1744-1803), Karl Robert Eduard von Hartman (1842-1906), défenseur d’un panpsychisme, et Charles Darwin pour sa nouvelle compréhension du monde animal. L’influence la plus importante est celle d’Arthur Schopenhauer (1788-1860) dont la philosophie s’oppose à la morale kantienne alors dominante, notamment sur le statut éthique de la compassion envers les humains et les animaux. Kant estime en effet que « […] l’homme n’a de devoir qu’envers l’homme (envers soi-même ou envers un autre) »[32] et que le traitement cruel envers les animaux n’est interdit que « parce qu’il est de loin opposé au devoir de l’homme envers lui-même, parce que la sympathie à l’égard de leurs souffrances (Mitgefühl an ihrem Leiden) se trouve émoussée en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes »[33]. Cette thèse, qui n’évalue éthiquement la compassion envers la souffrance des animaux qu’au regard de ses effets dans la relation humaine, indigne Schopenhauer : « Je dis que de telles pensées sont odieuses et abominables »[34].

À partir de toutes ces influences, Jahr forge le néologisme de Bioethik : « De la biopsychique (Biopsychik), il n’y a qu’un pas vers la bioéthique (Bio-Ethik), c’est-à-dire vers l’acceptation d’obligations éthiques non seulement à l’égard des humains mais de tous les êtres vivants. Objectivement, la bioéthique n’est en aucun cas une découverte du présent »[35]. Jahr transforme l’impératif catégorique kantien en un impératif bioéthique : « Après tout cela, le principe directeur de nos actions est l’impératif bioéthique (bioethische Imperativ) : “Respecte tout être vivant fondamentalement comme une fin en soi et traite-le comme tel chaque fois que cela est possible.” »[36].

Jahr élabore une éthique de la compassion, qui considère la compassion comme un phénomène empirique prouvé par le fait expérimental de la sensibilité morale : « La compassion (Mitleid) envers les animaux apparaît comme un phénomène empirique de l’âme humaine »[37]. Contrairement à Schopenhauer qui fait de la compassion le fondement de la morale, Jahr, enraciné dans la foi chrétienne, soutient que c’est l’amour et que la compassion n’en est qu’une manifestation : « L’amour (qui se manifeste comme sympathie (Mitgefühl) et compassion (Mitleid)) est le fondement et la condition de toute connaissance de la vérité »[38]. Schopenhauer pense que cette compassion n’a besoin d’aucune casuistique : « La compassion (Mitleid) illimitée pour tous les êtres vivants est en effet la garantie la plus solide et la plus sûre pour une conduite moralement bonne et n’a besoin d’aucune casuistique (Kasuistik) »[39].

En revanche, Jahr, défenseur de la différence anthropologique, conscient des difficultés pratiques de son impératif bioéthique et de la réalité conflictuelle de l’existence, propose un idéal de respect qui distingue des obligations différenciées envers les vivants en fonction de leurs besoins et de leurs caractéristiques. Il doit donc intégrer une forme de casuistique. Pour lui, cet idéal doit demeurer continuellement présent et orienter la réflexion et les choix : « Aussi peu que nous pouvons éviter la lutte (Kampf) avec nos semblables, aussi inévitable est aussi la lutte pour l’existence (Kampf um Dasein) avec les autres êtres vivants. Malgré cela, nous ne perdrons pas de vue la ligne d’orientation de l’idéal éthique d’une obligation à maintenir aussi bien en première instance qu’en dernière instance »[40]. En ce sens, l’éthique de Jahr est fondée sur une forme d’éveil, d’attention et de vigilance enracinée dans une spiritualité plutôt que sur une véritable philosophie morale capable de formuler des critères de jugement moral.

Cet impératif pourrait-il contribuer à l’élaboration d’une éthique biomédicale ? Jahr note bien que la biologie, cette « science moderne de la vie », concerne l’anthropologie et la médecine. Il évoque seulement une série d’expériences et notamment celle, étrange et problématique, de la transplantation de gonades par Eugen Steinach, qui était censée redonner la jeunesse ou encore corriger une orientation sexuelle : « Les expériences sur les animaux, les analyses de sang, la recherche sur les sérums sont à mentionner ici et bien d’autres choses encore, parmi lesquelles la transplantation des gonades du singe à l’homme par Steinach nous intéresse peut-être particulièrement aujourd’hui »[41]. Mais, là encore, son éthique visant le respect de tous les vivants et intégrant les sciences biologiques de son époque ne donne aucun critère pour statuer sur ces expériences et sur l’usage des nouvelles techniques médicales[42].

Penser le lien entre éthique écologique et éthique biomédicale

En quoi ces deux tentatives de définir la bioéthique peuvent-elles nous aider à penser le lien entre une éthique écologique et une éthique biomédicale ?

Jahr insiste sur les dispositions du sujet moral animé par un amour qui se manifeste dans la compassion et la sympathie, et qui prend pour règle le respect de tous les vivants en assumant la réalité conflictuelle de l’existence. Les manières d’ouvrir le sujet moral à une autre relation au monde et à une autre convivence avec tous les vivants sont valorisées diversement aujourd’hui[43] et elles sont des conditions essentielles de toute démarche éthique. Cependant, elles ne suffisent pas à orienter la réflexion face aux défis éthiques posés par les usages actuels des techniques biomédicales.

Potter souligne bien la nécessité d’une éthique globale à visée universelle capable de mobiliser tous les courants de pensée, et d’intégrer l’éthique écologique et l’éthique biomédicale en bénéficiant des réflexions sur le soin et des apports des éthiques féministes[44]. Mais l’absence d’une pensée systémique et d’une hiérarchie de normes rend son « éthique de l’équilibre » problématique, notamment pour le début et la fin de vie et pour toutes les situations de grande vulnérabilité, puisqu’elle s’affranchit d’une conception précise de la dignité comme valeur absolue de la personne. En France, certaines propositions encore minoritaires consistent à définir la dignité par l’exercice de la liberté et à définir la démarche éthique par la recherche d’un équilibre[45] entre des volontés ou des intérêts différents : adultes, enfants, science, marché, etc. Ce primat néolibéral des intérêts et des volontés pourrait conduire à une éthique dont les repères fondamentaux se déplacent en fonction des pressions : que restera-t-il des « valeurs fondamentales » si elles deviennent très relatives ?

Un enjeu majeur me paraît celui de statuer sur la nécessité ou non d’une anthropologie pour penser le lien entre éthique écologique et éthique biomédicale. De Jean XXIII à François, l’Église catholique a pris position de façon constante et cohérente sur la nécessité d’une « conception correcte » de la personne pour traiter les questions éthiques. D’abord, pour penser la démocratie : « Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine (recta personae humanae notione) »[46]. Ensuite, pour penser la question sociale et l’usage des biotechnologies : « […] il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies »[47]. Enfin, pour souligner la nécessité d’une « anthropologie adéquate » en écologie : « Il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau. Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate »[48].

S’il reste à préciser cette anthropologie et à éprouver son caractère adéquat dans les débats, elle comporte déjà quelques éléments fondamentaux à reformuler en liant davantage la doctrine sociale et l’éthique biomédicale : dignité inaliénable de tout être humain depuis sa conception jusqu’à la mort naturelle ; vulnérabilité comme capacité d’ouverture à autrui et au monde, au soin d’autrui et du monde, et comme lieu d’acceptation de la finitude ; unité des dimensions physiques, psychiques et spirituelles de la personne ; liberté indissociable d’une solidarité et d’une responsabilité vis-à-vis d’autrui, des vivants et du monde ; différence anthropologique comme responsabilité d’une convivence de tous les vivants ; soin des fragilités médicales, sociales et écologiques ; élaboration du social et du politique à partir de l’inclusion des plus faibles ou délaissés.

Comme le faisait Jahr à partir de ses influences métaphysiques et spirituelles, la démarche éthique actuelle insiste sur une qualité d’écoute et d’attention, et sur les conditions sensibles de reconnaissance de la valeur des êtres humains et des autres vivants comme un préalable à toutes les réflexions et actions, notamment dans les usages des techniques, toujours menacés de réifier les êtres vivants. Sans cette reconnaissance, les cris des vivants ne sont plus des appels à la responsabilité mais des bruits étouffés ou ignorés : « Quand on ne reconnaît pas, dans la réalité même, la valeur d’un pauvre, d’un embryon humain, d’une personne vivant une situation de handicap – pour prendre seulement quelques exemples – on écoutera difficilement les cris de la nature elle-même. Tout est lié »[49]. L’anthropologie adéquate capable de faire le lien entre éthique écologique et éthique biomédicale est celle qui nous permet de mieux entendre ces appels et de mieux répondre à leurs exigences de présence et de soin, en reprenant pour nous-mêmes le mouvement et la réponse du Verbe prenant chair : « me voici » (He 10,7).

Apports de Fritz Jahr et Van Rensselaer Potter

BRUNO SAINTÔT, S.J.
Centre Sèvres – Facultés Jésuites de Paris
Département d’éthique biomédicale


Références

[1] Rolf Löther, “Evolution der Biosphäre und Ethik”, dans Eve-Marie Engels, Thomas Junker et Michael Weingarten (dir.), Ethik der Biowissenschaften: Geschichte und Theorie – Beiträge zur 6. Jahrestagung der Deutschen Gesellschaft für Geschichte und Theorie der Biologie (DGGTB) in Tübingen, 1997, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1998, p. 61-68. Pour l’histoire de cette redécouverte, voir : Amir Muzur et Iva Rincić, “Fritz Jahr (1895-1953): a life story of the ‘inventor’ of bioethics and a tentative reconstruction of the chronology of the discovery of his work”, Jahr – European Journal of Bioethics, 2011, vol. 2, no 4, p. 385-394.
[2] Hans-Martin Sass, professeur émérite de philosophie à Bochum (Allemagne) a contribué à faire connaître l’œuvre de Fritz Jahr à partir du travail esquissé par Rolf Löther. Voir Hans-Martin Sass, “Fritz Jahr’s 1927 Concept of Bioethics”, Kennedy Institute of Ethics Journal, 2007, vol. 17, no 4, p. 279-295 ; Hans-Martin Sass, Fritz Jahr’s Bioethischer Imperativ. 80 Jahre Bioethik in Deutschland 1927-2007, Bochum, Zentrum für medizinische Ethik, Heft 175, 2007.
[3] François, Laudato si’. Lettre encyclique sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n° 16.
[4] Van Rensselaer Potter, “Bridge to the Future: The Concept of Human Progress”, Land Economics, 1962, vol. 38, n° 1, p. 1-8.
[5] Van Rensselaer Potter, “Bioethics, the science of survival”, Perspectives in Biology and Medicine, vol. 14, n° 1, 1970, p. 127-128.
[6] Ibid., p. 152.
[7] Ibid., p. 152. Potter mentionne deux ouvrages de Teilhard de Chardin : Le phénomène humain (1955) et L’avenir de l’homme (1959).
[8] Le titre est celui d’un chapitre intégrant trois conférences dans Aldo Leopold, A Sand County Almanac, and Sketches here and there, New York, Oxford University Press, 1949, 226 p.
[9] Van Rensselaer Potter, « Deux genres de bioéthique », Cahiers philosophiques, traduit par Marie Gaille, avril 2011, no 125, p. 137-151. L’article est traduit de Van Rensselaer Potter, “Two kinds of bioethics”, Global bioethics: building on the Leopold legacy, East Lansing, Michigan (USA), Michigan State University Press, 1988, p. 71-94.
[10] Aldo Leopold, A Sand County almanac, and Sketches here and there: Illustrated by Charles W. Schwartz, New York, Oxford University Press, 1987, p. 204.
[11] Van Rensselaer Potter, “Bioethics, the science of survival”, p. 127.
[12] Aldo Leopold, A Sand County almanac, and Sketches here and there, p. 224.
[13] Voir Van Rensselaer Potter, « Deux genres de bioéthique », p. 138 ; Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics facing a world in crisis”, Global Bioethics, vol. 5, n° 1, 1992, p. 70 ; Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics as a Secular Source of Moral Authority for Long-Term Human Survival”, Global Bioethics, vol. 5, n° 1, 1992, p. 6 ; Van Rensselaer Potter et Lisa Potter, “Global Bioethics: Converting Sustainable Development to Global Survival” [septembre 1995], Global Bioethics, 2001, vol. 14, n° 1, p. 12.
[14] Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics as a Secular Source of Moral Authority for Long-Term Human Survival”, Global Bioethics, vol. 5, n° 1, 1992, p. 7.
[15] Ibidem.
[16] Van Rensselaer Potter, « Deux genres de bioéthique », p. 148 (anglais : p. 90).
[17] Carol Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 1982, 240 p. L’influence de l’ouvrage a été très importante mais il a fallu d’autres travaux, comme ceux de Joan Tronto, pour « dégenrer » le care.
[18] Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics as a Secular Source of Moral Authority for Long-Term Human Survival”, p. 10.
[19] François, Laudato si’, n° 62.
[20] Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle, 2009.
[21] Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics as a Secular Source…”, p. 5.
[22] Ibid., p. 6.
[23] Van Rensselaer Potter, Global bioethics: building on the Leopold legacy, East Lansing, Michigan (USA), Michigan State University Press, 1988, p. 9.
[24] Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration universelle des droits de l’Homme, 10 décembre 1948, Préambule.
[25] Van Rensselaer Potter, “Global Bioethics as a Secular Source…”, p. 6.
[26] Voir Rita Kielstein, „Arbeitskraft und Gesundheit – biographische Anmerkungen zu Fritz Jahr”, dans Florian Steger, Maximilian Schochow et Jan C. Joerden (dir.), 1926 – Die Geburt der Bioethik in Halle (Saale) durch den protestantischen Theologen Fritz Jahr (1895-1953), Frankfurt Am Main, Peter Lang Edition, coll. « Studien zur Ethik in Ostmitteleuropa », 2014, p. 37-44.
[27] Gustav Theodor Fechner, Elemente der Psychophysik. Erster Theil, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1860, p. 8.
[28] Gustav Theodor Fechner, Nanna, oder, Über das Seelenleben der Pflanzen [1848], 4e éd., Leipzig, Leopold Voss, 1908, XIII.
[29] Gustav Theodor Fechner, Zend-Avesta oder über die Dinge des Himmels und des Jenseits: Vom Standpunkt der Naturbetrachtung, Leipzig, Leopold Voss, 1851, 479 p. Pour des compléments voir : Serge Nicolas, « La fondation de la psychophysique de Fechner : des présupposés métaphysiques aux écrits scientifiques de Weber », L’Année psychologique, 2002, vol. 102, no 2, p. 255-298.
[30] Rudolf Eisler, Das Wirken der Seele: Ideen zu einer organischen Psychologie, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, 1909, p. 32. Nombre de ses ouvrages sont consacrés à la relation entre le physique et le psychique.
[31] Fritz Jahr, „Bio-Ethik. Eine Umschau über die ethischen Beziehungen des Menschen zu Tier und Pflanze“, Kosmos. Handweiser für Naturfreunde und Zentralblatt für das naturwissenschaftliche Bildungs- und Sammelwesen, 24(1), 1927, p. 3, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik 1924-1948: Werkausgabe, Berlin, Lit. Verlag, 2013, p. 28.
[32] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, coll. « GF-Flammarion », n° 716, 1994, Doctrine de la vertu I, I, §16, (AK VI, 442), p. 300.
[33] Ibid., Doctrine de la vertu I, I, §17, p. 302.
[34] Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale, II, § 8, [1860], dans Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, trad. C. Sommer, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais » n° 521, 2009, p. 275.
[35] Fritz Jahr, „Wissenschaft vom Leben und Sittenlehre. Alte Erkenntnisse in neuem Gewande“, Die Mittelschule. Zeitschrift für das gesamte mittlere Schulwesen, 15 décembre 1926, p. 604, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik 1924-1948: Werkausgabe, Berlin, Lit Verlag, 2013, p. 20. Les idées de cet article initial sont reprises plusieurs fois dans d’autres articles.
[36] Fritz Jahr, „Wissenschaft vom Leben und Sittenlehre…“, p. 604, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik…, p. 23.
[37] Fritz Jahr, „Tierschutz und Ethik in ihren Beziehungen zueinander“, Ethik. Sexual- und Gesellschaftsethik. Organ des ‘Ethikbundes’, 4(6/7), 1928, p. 100, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik 1924-1948: Werkausgabe, Berlin, Lit Verlag, 2013, p. 39.
[38] Fritz Jahr, „Zweifel an Jesus? Eine Betrachtung nach Richard Wagner’s ‘Parsifal’“, Ethik. Sexual- und Gesellschaftethik, 11, 1934, p. 364, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik 1924-1948: Werkausgabe, Berlin, Lit Verlag, 2013, p. 107.
[39] Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale, III, § 19, p. 374.
[40] Fritz Jahr, „Tierschutz und Ethik in ihren Beziehungen zueinander“, p. 101, dans Fritz Jahr, Aufsätze zur Bioethik…, p. 44-45.
[41] Fritz Jahr, „Wissenschaft vom Leben und Sittenlehre…“, p. 19.
[42] De façon étrange, Jahr ne dit rien sur la Loi sur l’abattage des animaux du 21 avril 1933 et sur la Loi sur la protection des animaux (Tierschutzgesetzt) du 25 novembre 1933, qui interdit notamment de faire souffrir les animaux. Cette loi, qui rallie tous les courants soucieux de la nature et de la préservation des animaux, n’empêchera pas la Loi sur la protection du sang allemand du 15 septembre 1935 et les autres lois racistes ou destinées à empêcher la mise au monde d’enfants atteints de maladies génétiques.
[43] Jean-Philippe Pierron, Je est un nous : enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, Arles, Actes Sud, 2021.
[44] Dans le prolongement de ces contributions des féminismes, voir Sandra Laugier, « Care, environnement et éthique globale », Cahiers du Genre, 24 novembre 2015, vol. 59, no 2, p. 127-152.
[45] Voir le processus d’élaboration de la loi relative à la bioéthique votée le 2 août 2021 où le Gouvernement cherche : « ce point d’équilibre entre ce que la science propose, ce que la société revendique et les valeurs fondamentales qui soutiennent l’identité bioéthique de la France » (Assemblée nationale, Projet de loi relatif à la bioéthique, n° 2187, 24 juillet 2019, exposé des motifs, p. 3). L’idée est que les « valeurs fondamentales » peuvent être moins contraignantes.
[46] Jean-Paul II, Centesimus annus, 1991, n° 46.
[47] Benoît XVI, Caritas in veritate, 2009, n° 75.
[48] François, Laudato si’, n° 118.
[49] Ibid.

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