Troisième conférence : Oser pour espérer

Nous ne serions pas crédible, si nous vous lancions un simple appel à l’espérance. Dans la réalité haïtienne, nous remarquons que cette vertu théologale est malheureusement associée à une foi molle, désintéressée à la vie sociale, parce que Dieu se chargerait du destin de la nation et de ses citoyens. Espérer, signifie trop souvent, dans un certain univers religieux : attendre l’action de Dieu pour transformer nos conditions personnelles et collectives. En attendant cette action providentielle, l’indifférence nous imprègne, et cela, même devant l’horreur, quelle qu’elle soit. Il s’agit là d’une espérance insouciante, irrationnelle, construite contre Dieu Lui-même. Car Il est le premier militant des droits de l’homme. Nous en voulons pour preuve la libération des Israélites de l’esclavage en Égypte et les multiples guérisons opérées par Jésus.

L’espérance est une vertu lorsque le sujet humain se trouve devant une situation inconfortable et qu’il s’invertit pour s’en sortir, espérant ultimement le soutien de Dieu qui peut le raffermir dans ses efforts. Comme l’écrit Paolo Freire : « L’espérance est une sorte de puissance motrice naturelle possible et nécessaire. La désespérance est l’avortement de cet élan vital. L’espérance est une épice indispensable à l’expérience historique. Sans elle, il n’y aurait pas d’Histoire, mais seulement un pur déterminisme[1]. »

Dans Éthique et chaos : le devoir de s’indigner, notre vision de l’espérance peut s’inscrire aisément sur la même ligne que celle de Paolo Freire. Dès l’introduction, nous avons écrit : L’espérance est une force animatrice, invisible et dynamique. Elle est la principale opposition au découragement. […] Elle chasse la dynastie de la désespérance, la dictature et l’arrogance de toutes banalités pour fonder le règne du possible même dans des conditions jugées extrêmement limites[2].

Nous nous démarquons clairement de l’espérance tissée sur un fil d’araignée, en créant l’expression Oser pour espérer. Nous nous situons dans la ligne de l’espérance sérieuse dont parle Vladimir Jankélévitch dans Les vertus et l’amour : traité des vertus II, volume 1. Celle-ci, selon le philosophe, « est éloignée du désespoir et des folles illusions[3]. » En Haïti, pour espérer rompre avec les pratiques politiques, administratives, éducatives, économiques… qui nous conduisent tous devant cette falaise, il est inévitable que, jeunes d’aujourd’hui, vous appreniez à oser des choses. Ainsi, votre espérance sera portée par l’ensemble des moyens que vous allez mettre en œuvre afin de tracer des possibilités de changement dans les mentalités, dans le rapport à autrui et dans la gestion de la chose publique. Comme nous l’a sagement révélé René Depestre : « Dans son aventure historique, le peuple haïtien a toujours manqué de tout, sauf de la force d’imagination en matière de peinture, de musique, et de littérature. J’ose parier qu’il peut encore compter sur les armes miraculeuses de la culture pour se mettre debout[4]. »

Le verbe oser indique la notion de risque. Oser… c’est risquer quelque chose ou se risquer en vue de quelque chose. La préposition pour (marquant le but) détermine la raison pour laquelle, jeunes, maintenant, il est primordial de prendre des risques pour pouvoir forcer l’horizon de l’avenir à s’ouvrir devant vous. Il faut oser entrer dans le brouillard ambiant, ne serait-ce qu’avec la plus petite mèche de l’intelligence allumée pour espérer discerner l’horizon de votre destin, ébranlant en même temps les forteresses ténébreuses de l’anarchie, des gabegies, de la corruption et de tous les dogmes souterrains mis en place pour nous amener à ce chaos absolu. Il est important de noter que ce brouillard sociopolitique ne résulte pas du hasard. Il est le résultat d’un long processus dûment construit avec des objectifs personnels clairs à réaliser, peu importe le sort de la majorité. Oser pour espérer, c’est s’engager, se mouiller à l’instant même pour rêver d’autres instants, c’est-à-dire des instants de paix, de sécurité, de travail, de justice, de respect… Il s’agit d’un engagement éthique, qui est une participation de toute la personne par opposition à l’indifférence esthétique, qui est une vue optique et « contemplationiste sur le monde[5]. » Mais que faut-il oser ? Comment s’y prendre ? Il serait irresponsable de vous inviter à l’affrontement physique avec les gardiens et les forces du mal. Comme dans toute situation où les avenues sont fermées, la créativité devient la voie de sortie par excellence. René Depestre suggérait ceci comme perspective : « Il faudrait que l’intelligentsia haïtienne, maltraitée par le double séisme, se regroupe hardiment en mouvement organique de refondation, afin de combler le vide civique laissé par les fléaux. L’équipée historique des Haïtiens, malgré les occasions perdues des années de décolonisation, n’a jamais manqué d’imagination[6]. »

1-Oser la militance posturaleQue faut-il oser ?

Nous suggérons d’oser la militance posturale. Nous entendons par là, la pratique de nouvelles attitudes morales, humaines, culturelles et éducatives par lesquelles vous enverrez des signaux contradictoires par rapport au statu quo, garant de la politique dégénérative que nous avons décrite et expliquée dans des paragraphes antérieurs. La militance de posture, au départ, elle ne réclame pas une théorisation intellectuelle formelle. Elle doit être naturelle, c’est-à-dire germer comme l’éveil d’une conscience nouvelle qui se rebelle face à des consciences endormies et complices. De ce fait, la militance de posture revêt une fonction critique. Elle concentre ses critiques sur des pratiques de vie qui contredisent les actions, les décisions et les positions qui tendent à désespérer les jeunes.

Vos risques aujourd’hui sont à inscrire dans une perspective de combat. Vous risquez… vous vous risquez pour combattre la désespérance. Or, nous le savons bien, si vous voulez tuer un être humain, vous n’avez qu’à lui prescrire la désespérance. L’homme désespéré est une complexité démolie. Car il perd sa solidarité interne et organique : les parties inférieures, les parties supérieures, la raison, la conscience ne fonctionnent plus comme une unité, mais comme des diversités sans conjonction.

Oser pour espérer, c’est vous investir de telle manière qu’en tant que jeunes, vous préserviez l’unité de votre personne. C’est un combat ! Celui de l’espérance comme résistance à toutes formes d’indécences. Nous sommes donc loin de l’espérance désarmée où le sujet croyant se dédouane de ses responsabilités citoyennes, sachant que Dieu lui résoudra tous ses problèmes. La militance posturale est un vrai combat d’avenir. Dans la mesure où vous vous l’appropriez comme un nouvel outil d’opposition. Le bien étant contagieux, la militance de posture finira par atteindre une quantité importante de jeunes comme vous. C’est une mission de libération, donc d’élévation. Ainsi, vous vous engagerez dans la voie éthique.

Comment s’y prendre ? Quelle méthode faut-il appliquer ? La transgression. Nous l’employons comme une forme de rébellion de la conscience face au mal, à tout mal. L’insouciance doit vous être favorable. Reconnaissons tout de suite l’ambigüité de l’insouciance. En effet, elle peut être d’abord une force quand elle permet de questionner le réel abusant, inhumain, et de s’indigner. Dans ce cas, elle se révèle comme un motif d’espérance et de combat. Ensuite, elle peut être une faiblesse, parce qu’elle favorise le désintéressement, l’indifférence par rapport au déroulement des événements dans la société. Ainsi, elle est un levier de désespérance.

Dans le cadre de la présente réflexion, c’est dans le premier cas que nous vous invitons à solliciter l’insouciance. Nous envisageons ici des domaines pratiques : pas de tricherie à l’université, à l’école, au travail, vous ne partagez pas les gâteaux. C’est le refus systématique de tout agissement qui contribuerait à maintenir la politique dégénérative. Ne l’oublions pas, la cause du chaos absolu dans lequel nous nageons présentement, c’est cette politique dégénérative. Par ce mode de transgression, vous arriverez à agresser le mal. Autant qu’il soit agressé, autant il reculera. S’il n’est jamais inquiété, il s’étendra aisément, s’il est inquiété à moitié, il s’étendra quand même, car il est résistant. Mais s’il est agressé frontalement et courageusement, il reculera. Il ne faut pas se leurrer : cette mission de transgression et d’agression suscitera des oppositions. Car les changements, même les plus silencieux sont de nature à attitrer la foudre de ceux qui profitent du statu quo. Les dogmaticiens, les orthodoxes de la corruption n’accepteront pas volontiers des comportements nouveaux qui viennent les interpeller aussi bien que leurs dogmes. Les fournisseurs de la violence et de la mort ne verront pas d’un bon œil des postures nouvelles qui les critiquent et mettent en péril leur industrie. Les industriels de la pauvreté endémique dans le pays se sentiront forcément menacés et chercheront à muscler davantage leurs biceps pour garantir la pérennité de la violence de la faim et de la soif.

Oser pour espérer, c’est prendre en même temps la mesure des risques et des enjeux en présence. Au fil de l’expérience, les risques vont se décupler, parce que les enjeux politiques, sociaux, économiques, culturels… sont divers et réels. Pour que votre combat ne s’éteigne pas, il vous faut de la cohérence, c’est-à-dire la capacité de maintenir un rapport sain entre ce que vous professez et ce que vous faites. Étant donné que la transgression posturale sera plus dans l’action que dans la discussion ou la théorisation, la cohérence consistera ici à veiller à ne pas renverser l’ordre des choses.

En effet, pour la transgression posturale, le point de départ ce n’est pas une théorie, mais une forme d’indignation qui fait appel à l’agir droit et permanent comme instrument critique sur lequel s’appuyer pour proposer la construction d’un autre pays, d’une autre manière de diriger. Bref, d’une autre manière d’être et de vivre.

Après la cohérence, la vertu de fidélité devient indispensable pour mettre en œuvre cette transgression posturale. Dans ce cas, la fidélité peut se définir comme la détermination à poursuivre son chemin et son projet, notamment lorsque les conditions existentielles deviennent de plus en plus difficiles et que les risques deviennent de plus en plus nombreux. ÊEtre fidèle, c’est être capable de tenir son cap devant les menaces. La fidélité est une expérience solitaire, mais elle est l’expression d’une solidarité exemplaire, surtout lorsque d’autres options s’offrent au sujet agissant ou décidant.

La fidélité est toujours un refus de… et un en faveur de. Dans le cas d’Haïti, votre fidélité sera un refus de l’absurde, du désordre, de la violence, du banditisme, de la délinquance, de la corruption, de l’insensé en faveur de l’ordre, de la paix, de la justice, du redressement politique, d’un nouvel ordre culturel et éducatif…

La transgression posturale prendra sa distance par rapport à toute fanfaronnade. Elle s’exécutera dans la sobriété. La simplicité reste un chemin de réussite pour ceux qui y croient. Étant donné qu’elle n’est ni brillante ni bruyante, elle n’attire pas forcément les regards. Ainsi, elle peut s’infiltrer partout et poursuivre sa route. Elle croisera souvent le mépris et l’indifférence. Cependant, elle reste agissante et déterminante. Nous apprécions bien ces derniers mots par lesquels Paolo Freire a conclu son livre… « Je ne nie pas la compétence, par ailleurs, de certaines personnes arrogantes, mais je déplore en elles l’absence de simplicité qui, en ne diminuant en rien leur savoir, les rendrait meilleures. Il manque cette plus grande simplicité qui en ferait des êtres humains plus humains7. » Il est important de le savoir, chers jeunes : la majesté de la simplicité vient du fait qu’elle se place toujours au-dessus de la médiocrité, toujours au-dessus de l’arrogance. Elle est comme ce bras qui ne rêve ni d’être un bout de bois ni d’être un bout de fer. Mais il rêve d’être juste ce qu’il est, un bras.

2-L’espérance : clé pédagogique pour problématiser le futur selon Paolo Freire

Quelques semaines après avoir rédigé le chapitre « Oser pour espérer », en lisant les travaux de recherche de deux doctorants haïtiens, Stanley VALBRUN et Pierre MONCLAIR, nous avons formé l’idée d’aller à la rencontre de Paolo Freire. Cependant, au fond de la Bretagne où nous nous trouvions, Pléneuf-Val-André, il était impossible d’accéder à une bibliothèque universitaire. C’est Stanley qui nous a transmis une version électronique de l’ouvrage Pédagogie de l’autonomie de Paolo Freire.

Dans l’ensemble, ce livre est une phénoménologie de l’acte d’enseigner. Cela se décline très clairement à travers les titres des chapitres deux et trois : Enseigneur n’est pas transférer la connaissance (chapitre 2) ; Enseigner est une spécificité humaine (chapitre 3). Les sous-titres entretiennent la même dynamique. Dans cet exercice phénoménologique, nous décryptons aussi un réel travail épistémologique de la part de l’auteur. En effet, il a montré, tout au long de l’ouvrage, la complexité de l’enseignement. C’est un geste qui se construit sur des échafaudages divers : la philosophie, l’anthropologie, la culture, les savoirs, etc.

Le Brésilien, avant même d’entrer dans l’élaboration proprement dite de son œuvre, n’a laissé planer aucun doute quant au sens de son combat. Il est un défenseur déclaré de l’éthique universelle de l’être humain. Il explique ce que signifie pour lui cette notion d’éthique universelle de l’être humain : « Quand […] j’évoque l’éthique universelle de l’être humain, je suis en train de parler de l’éthique en tant que marque de la nature humaine, en tant que quelque chose d’absolument indispensable à la sociabilité humaine, au vivre- ensemble8. » Plus loin, sa définition de cette éthique prendra une dimension très pragmatique, en écrivant : « Cette éthique universelle n’est autre que l’éthique de la solidarité humaine[9]. » Il a posé l’éthique comme un postulat déterminant de l’agir du sujet engagé dans la perspective d’un nouvel ordre social plus juste, plus respectueux et plus humain. « Nous ne pouvons nous assumer en tant que sujets de recherche, de décision, de rupture, d’option, en tant que sujets historiques, transformateurs et ne pas nous accomplir en tant que sujets éthiques[10]. »

La rencontre de Paolo Freire nous est très utile. Elle l’est à un double titre. D’abord, elle complète notre théorisation de l’espérance par des pratiques et des témoignages d’hommes et de femmes qui y ont cru en tant que mobile d’action dans la perspective de l’évolution et ou de la transformation des rapports sociaux. Ainsi, l’espérance implique des combats et des convictions. Ensuite, elle nous livre une autre perception de l’espérance. Elle n’est pas seulement une vertu théologale, elle peut être utilisée également comme pédagogie dans la lutte pour la justice. L’espérance donne à penser : penser l’avenir autrement, penser l’avenir en s’engageant, penser l’avenir en récusant les structures corrompues, injustes et intolérables. L’espérance donne à penser au pédagogue pour briser les obstacles, créer des brèches et des bifurcations. Ce qu’elle donne à penser au pédagogue n’est pas un bénéfice personnel, mais une intelligence à partager, à répandre partout, principalement dans les milieux où les consciences sont absorbées par la théorie de l’inexorable. Il s’impose alors un travail de dés-absorption de ces consciences. C’est à cela que la pédagogie de l’espérance doit nous conduire.

Dans la Pédagogie de l’autonomie de Paolo Freire, nous nous intéressons précisément au deuxième chapitre intitulé : Enseigner n’est pas transférer la connaissance. C’est une thèse qui est de plus en plus partagée par des chercheurs ou des pédagogues. En partant de Jean Jacques Rousseau et d’Heinrich Pestalozzi, nous l’avons montré dans notre ouvrage L’accompagnement à la formation de soi et la créativité.

Nous nous sommes arrêté particulièrement aux sous-titres : Enseigner exige joie et espérance et Enseigner exige la conviction de ce que le changement est possible. Qu’a-t-il fait ? L’auteur semble vouloir montrer que l’enseignement est un acte de joie et d’espérance en la possibilité d’un autre avenir. En effet, la question de l’avenir est le fondement même de l’éducation en général et de l’enseignement en particulier. Voilà pourquoi, ces deux thématiques, dans toutes les sociétés, font souvent l’objet de problématisation. Les citoyens, les acteurs, les experts y découvrent des limites qui forcent à agir pour offrir aux générations futures un nouvel héritage éducatif.

Dans ces sous-titres, nous relevons un constat qui vient ratifier la double approche qui est au cœur du livre de Paolo Freire : la phénoménologie et l’épistémologie. Les notions de joie et d’espérance confirment la complexité de l’enseignement : une émotion (psychologie) et une vertu (éthique/morale).

Nous revenons à la question posée ci-dessus. L’auteur a réalisé une approche antinomique soutenue par les apories suivantes : espérance-désespérance, rébellion-résignation, déproblématisation
problématisation, problématisation-désespérance, déproblématisation-espérance. Nous pouvons reconstituer des binômes complémentaires : espérance-rébellion, espérance-problématisation, désespérance-résignation, désespérance-déproblématisation. Au cœur de tout cela, le pédagogue brésilien cherche à soutenir la thèse de la problématisation du futur, c’est-à-dire le refus du statu quo pour trouver ensemble les voies d’un autre avenir. Il a soutenu cette thèse contre celle de la déproblématisation du futur, qui est « la mort ou la négation autoritaire du rêve, de l’utopie, de l’espérance[11]. »

La déproblématisation du futur, c’est admettre qu’une impasse induit la fermeture de tout horizon. Il est donc impossible de changer l’ordre des choses. Le futur est compromis ! Plus rien à faire ! Cette approche n’est pas juste une simple anesthésie de l’esprit, elle est un coup violent administré à l’intelligence humaine et à sa capacité créatrice et transformatrice. En cela, Paolo Freire a raison de la dénoncer et de la combattre.

En la combattant, il s’oppose ouvertement au déterminisme historique. En effet, le présent peut être difficile, tragique, dramatique, mais il n’est pas impossible de renverser la condition insupportable. Une situation peut être insupportable, cependant le destin n’est pas forcément inexorable. Il fonde cette conviction sur la vertu de l’espérance. Paolo Freire s’oppose frontalement à la vision déterministe où tout serait déjà joué, surtout pour les classes exploitées, abusées et défavorisées. Il démolit cette approche mécaniciste en tant qu’elle broie l’espérance et fait place à la résignation et la désespérance. Pour lui, « la désespérance n’est pas la manière naturelle d’exister de l’être humain, mais la distorsion de l’espérance[12]. » Il n’existe pas de destin qui soit indélébilement scellé dans l’Histoire, il n’existe que des conditions horribles à transformer en passant par la problématisation du futur.

Ce qui est remarquable et utile dans cette lecture de Paolo Freire, c’est qu’il a choisi le réel, c’est-à-dire des faits pour permettre de saisir la confrontation de la double thèse évoquée quelques lignes

plus haut. Il part d’un récit. En compagnie d’un collègue enseignant, Danilson Pinto, ils ont découvert à Olinda[13] le spectacle d’un monde « maltraité et offensé », aux prises avec la misère extrême. Ce réel révoltant et dérangeant ne les a pas laissés indifférents. « Confrontant la douleur humaine, nous nous interrogions sur d’innombrables problèmes. Que faire, en tant qu’éducateur travaillant dans un tel contexte ? Y a-t-il même quelque chose à faire ? Et comment faire ce qui est à faire[14] ? » Ce sont des questions clés à se poser dans les situations dramatiques. Elles sont d’autant plus importantes qu’elles portent en creux la nécessité de l’action. Cette exigence d’action vient justement contrecarrer la thèse de la déproblématisation du futur, tout en affirmant la pertinence de la thèse contraire.

Dans le récit, Danilson Pinto, rapportera un témoignage horrible qui ne peut pas ne pas remuer notre conscience et sa capacité à se révolter. En effet, à Olinda, il existe « un grand terrain où on dépose les ordures publiques. Les habitants de tout ce coin fouillent dans les ordures publiques pour se nourrir, se revêtir, pour trouver de quoi se maintenir en vie[15]. » Or, ajoute Paolo Freire : « Ce fut de ce lieu horrible, voilà deux ans, qu’une famille retira des ordures d’un hôpital, des morceaux de seins amputés avec lesquels elle prépara son déjeuner du dimanche[16]. » Ce lieu de mort est devenu un lieu existentiel, car lieu de survie, de ravitaillement, de vie et de subsistance. Face à une telle horreur, le Brésilien rejette courageusement l’inexorable. La réalité ne disparaitra pas d’elle-même. « Elle est ainsi tout comme elle pourrait être autrement, et pour qu’elle soit autrement, nous devons, nous progressistes, lutter[17]. »

Le remède à l’horreur et à l’insupportable, c’est l’indignation et l’engagement. Ceux-ci éloignent de toute résignation. Ce comportement est profondément lié à sa pratique philosophique de l’Histoire. Il la vit « comme un temps de possibilité et non comme le résultat d’une prédétermination[18]. » C’est à partir de cette perception philosophique qu’il fonde sa thèse de problématisation du futur aussi bien que son indignation par rapport à l’absurde.

Si la réalité était telle parce qu’il a été dit qu’elle devait être ainsi, il n’y aurait même pas de place pour la colère. Mon droit à la colère présuppose que, au cours de l’expérience historique à laquelle je participe, demain ne soit pas prédéterminé, mais soit un défi, un problème. Mon ire, ma juste colère, se fonde sur ma révolte face à la négation du droit de « mieux exister » inscrit dans la nature des êtres humains[19].

Face à l’intolérable, face à une situation abjecte et inhumaine, pour Paolo Freire, il faut agir. Partant de son expérience, il écrit : « je ne peux croiser les bras par fatalisme en face de la misère, me déresponsabilisant, de cette manière, du discours cynique et “lénifiant” qui parle de l’impossibilité de changer cette réalité même[20]. » Se rebeller s’impose comme une exigence éthique, parce qu’il y a une responsabilité à assumer, c’est aussi une dénonciation publique de la philosophie qui la nourrit. « Le discours de l’accommodation ou de sa défense, le discours de l’exaltation du silence imposé duquel résulte l’immobilité de ceux qui sont réduits au silence, le discours de l’éloge de l’adaptation prise comme un destin sont des discours négateurs de l’humanisation pour laquelle nous ne pouvons renoncer à notre responsabilité[21]. »

Selon la pensée de Paolo Freire, l’être humain ne doit pas s’adapter à l’absurde, ni se résigner à subir une position de domination. Il faut toujours envisager le changement afin de découdre le tissu de la déproblématisation du futur, en renforçant celui de la problématisation. Dans ce cas, l’enseignement représente un atout majeur. D’où le sens de son sous-titre : Enseigner exige la conviction de ce que le changement est possible. À travers cette formulation, l’auteur défend implicitement l’idée selon laquelle l’enseignement est un vecteur de changement, et donc de possibilité. Ce qui lui permet de consolider la thèse principale de cette partie de son ouvrage.

Au risque d’être redondant, Paolo Freire reprend la conviction que l’avenir de l’homme est un problème et non une fatalité. Il est donc hors de question de s’assujettir à une réalité infrahumaine et aux discours qui la nourrissent. Une nouveauté à signaler ici, l’auteur inscrit cette réflexion dans une perception philosophique du monde. Selon lui, « Le monde n’est pas. Le monde est en train d’être – est en devenir permanent[22]. » Du fait de cette tension, rien n’est arrêté ! Le changement n’est pas inatteignable. « Dans le monde de l’Histoire, de la culture, de la politique, je constate non pour m’adapter mais pour changer[23]. » Il a opéré un véritable passage : du constat au changement, en refusant l’adaptation, l’indifférence, la neutralité et la résignation. Il avait raison, parce que l’indifférence est un réel danger par rapport à la misère : il y voit « une fatalité contre laquelle on ne peut rien, si ce n’est la tenir le plus possible à distance de soi[24] ». Paolo Freire développe une autre conduite par rapport à l’indifférence. Il est formel : « Je ne peux être dans le monde sans me mouiller en observant simplement la vie. En moi, l’accommodation est juste un chemin pour l’insertion qui implique décision, choix, intervention dans et sur la réalité[25]. »

Ainsi, il s’affirme d’emblée comme un citoyen conscient de sa part de responsabilité dans la construction du monde. Celui-ci ne lui est pas étranger : il croit qu’il ne se transformera pas de lui même sans l’action de ses habitants.

La thèse de la problématisation du futur ouvre un chemin d’engagement où la tension reste vive. Cela doit conduire à la résistance et à la rébellion contre les offenses destructives qui circulent dans la société, rappelant, ces mots de Didier Moreau : « La résistance à l’effondrement ne peut être qu’une œuvre collective[26] ». Paolo Freire est catégorique : « Ce n’est pas dans la résignation mais dans la rébellion que nous nous affirmons[27]. » Pour cela, l’auteur indique un autre passage, une autre transition à faire : nous devons passer « des postures rebelles » aux « postures révolutionnaires qui nous engagent dans un processus radical de transformation[28]. » Il explique le sens de la nécessité de cette transition.

La rébellion est un point de départ indispensable, une explosion de la juste colère, mais elle n’est pas suffisante. La rébellion qui dénonce doit se prolonger jusqu’à une position plus radicale et critique, révolutionnaire, fondamentalement annonciatrice. La transformation du monde implique la dialectisation entre dénoncer la situation déeshumanisante et annoncer son dépassement, c’est-à-dire, au fond, annoncer notre rêve[29].
Paolo Freire ne pose pas ici le principe d’une philosophie d’amphithéâtre, mais plutôt d’une philosophie pratique qui met le sujet à l’épreuve du réel. Il n’est pas juste un dénonciateur, un haut- parleur, il est un acteur qui se mouille pour poser les bases du nouvel avenir. Dans ce passage de la rébellion à la révolution, c’est l’Histoire qui se redessine. Ainsi, se confirme son caractère inachevé. Dans cet inachèvement, ouvre l’espérance de la possibilité de dépasser les impasses et de découvrir de nouveaux horizons. Ceux-ci ne sont perceptibles qu’en affrontant les obstacles. Se rebeller, c’est donc oser dynamiter des pierres a priori indestructibles. Cependant, pour parfaire cette œuvre, la révolution devient inexorable. Dans les situations dramatiques, désormais, c’est la révolution qui est inévitable et non le statu quo. L’enseignement doit permettre cette gradation posturale qui nourrit l’espérance et crée des conditions d’avènement d’un nouvel ordre de société.

Toujours pour faire valoir sa thèse de problématisation du futur, Paolo Freire est parti d’une autre conviction : changer c’est difficile mais ce n’est pas impossible[30]. Pour lui, cette maxime doit être le leitmotiv de toute forme d’engagement social : dans l’éducation, dans la culture, dans l’alphabétisation, dans les associations bénévoles ou caritatives. L’objectif dans tous ces milieux, c’est d’amener les citoyens à une conscience critique de leur état pour qu’ils sachent « que leur situation concrète n’est pas le fait du destin ou de la volonté divine, qu’elle n’est pas le résultat de quelque chose qui ne peut être changé[31]. » Ici, revient l’idée qu’il n’existe pas de destin préalablement acté ou programmé.

Il nous semble utile de souligner l’honnêteté de l’auteur. Pour lui, la position d’enseignant ne doit pas se transformer en un outil de domination. Il refuse d’imposer ses vues, ses positions aux autres pour les sauver, mais il entend les convaincre pour les sauver, pour les libérer. « Je ne peux pas interdire aux opprimés avec lesquels je travaille dans une favela de voter pour des candidats réactionnaires, mais j’ai le devoir de les avertir de l’erreur qu’ils commettent, de la contradiction dans laquelle ils s’enlisent. Voter pour un politicien réactionnaire, c’est soutenir la préservation du statu quo[32]. » Il préfère recourir à la pédagogie au lieu de faire la police de la pensée et de la conscience d’autrui.

Le pédagogue brésilien se veut cohérent : « Si, d’un côté, je ne peux m’adapter ou me “convertir” au savoir naïf des groupes populaires, de l’autre je ne peux, si je suis réellement progressiste, leur imposer avec arrogance mon savoir comme étant le vrai[33]. » Quel que soit le domaine, l’accompagnant ne doit pas chercher à posséder l’accompagné.

En se basant sur le témoignage d’un « jeune ouvrier » dans « la favela », Paolo Freire obtient un argument fort, confortant la thèse maîtresse de cette réflexion. En effet, l’ouvrier en arrive à rompre la chaîne de la culpabilité dans laquelle on tenait les habitants des favelas : ils avaient honte d’eux
mêmes à cause de leur milieu de vie. Parvenu à ce stade d’émancipation, son vocabulaire a changé immédiatement. Alors qu’il avait « honte » jadis d’être « un favelado », maintenant, il en est fier, fier aussi de ses camarades. Sa conclusion est lumineuse et rend justice à la réflexion et au combat de Paolo Freire. « Ce n’est pas le favelado qui doit avoir honte de sa condition, mais celui qui, vivant bien et facilement, ne fait rien pour changer la réalité qui est la cause de la favela. J’ai appris cela avec la lutte[34]. » Celle-ci devient, pour lui, un haut lieu pédagogique.

Analysant la prise de parole du jeune ouvrier, Paolo Freire n’en est pas moins satisfait. Il y voit l’expression d’une nouvelle lecture « de son expérience sociale de favelado ». En effet, « Si hier il se sentait coupable, il était devenu maintenant capable de percevoir que la situation de favelado n’est pas irrévocable[35]. » Moraene Roberts, dans son article « La dignité de donner », publié dans la revue Études, rejoint la démarche de Paolo Freire, consistant à aller à la rencontre des pauvres dans leur milieu de vie et d’expériences. Pour la militante ATD-quart-monde du Royaume-Uni, « La plupart des idées reçues qui circulent sur les pauvres, sur ce qu’ils font, sur leur manière de vivre, résultent de cette réaction de rejet. La seule façon de découvrir qui ils sont réellement, au-delà de l’image véhiculée dans les journaux et la télévision, est d’aller à leur rencontre et de leur parler[36]. »

Par la force de l’accompagnement, des échanges, des débats, dans les milieux défavorisés, il est possible de contribuer à faire naître une nouvelle herméneutique des faits. Cette nouveauté herméneutique projette une autre lumière sur le futur des victimes sociales. Ainsi est née la conscience critique, élément indispensable pour comprendre et adhérer à la thèse de la problématisation du lendemain et récuser celle de la déproblématisation. En définitive, c’est toute une idéologie qui est démasquée. Paolo Freire a vu juste en écrivant ce qui suit : « Il est important de toujours voir clairement que l’inculcation chez les dominés, d’être tenus pour responsables de leur situation fait partie du pouvoir de l’idéologie dominante[37]. »

Ce discours culpabilisant et moralisateur est d’une extrême violence. Celle-ci « s’exerce jusque dans l’assistance quand [elle] s’apparente à une aide punitive qui rend les pauvres responsables de leur situation et les maintient à l’écart de la société en les stigmatisant. […] Elle alourdit la charge de la misère en rajoutant, à son humiliation, le fardeau de la culpabilité[38]. » Pour s’en défaire, il n’y a pas mieux qu’une prise de distance critique par rapport à cette culpabilité utilisée par les dominants comme un réel instrument de violence morale. En faisant croire que les défavorisés sont la cause de leur condition désastreuse et dramatique, les dominants se dédouanent de leur responsabilité et ferment ainsi à plusieurs tours la porte du futur au nez des victimes.

Tous les efforts de Paolo Freire dans ce texte visent un renversement de ce schéma mécanique et injuste de l’ordre social par la conscientisation. Il croit qu’il est possible d’y parvenir par la pédagogie de l’espérance. « Partant de ce que les êtres humains sont “programmés pour apprendre” et incapables de vivre sans référence à un lendemain, tant qu’il y aura des femmes et des hommes, il y aura toujours quelque chose à faire, à enseigner et à apprendre[39]. » Non ! Le destin des déshérités n’est pas définitivement scellé, dès lors que le futur est perçu et abordé comme un problème et non comme un point déjà établi et déterminé par l’idéologie de la déproblématisation.

Cette ouverture au possible est la clé de l’avenir des victimes. Elle vient briser ou tout au moins ébranler l’hégémonie de l’espérance détenue exclusivement par les dominants, parce qu’ils possédaient tous les éléments du système social, dont l’éducation. Avec Paolo Freire, nous voyons que ceux qui n’ont rien (d’un point de vue matériel) peuvent espérer aussi. Ainsi, les horizons de l’avenir sont dégagés devant eux.

Dans Éthique et chaos : le devoir de s’indigner, nous avons défendu presque la même idée que Paolo Freire, en nous appuyant sur Stéphane Hessel pour lutter contre l’indifférence, en appelant à l’indignation. Celle-ci peut se définir comme un refus qui se concrétise par un engagement : refus de tout ce qui obstrue la vie humaine dans son développement et engagement pour changer l’ordre des choses[40]. En récusant la déproblématisation, Paolo Freire a manifestement signifié son opposition à une idéologie à travers sa pédagogie de l’espérance.

Sur cette pédagogie, il a fondé la nécessité de problématiser l’avenir pour bousculer le système qui crée, allaite et materne les injustices sociales. En cela, il a accompagné d’autres citoyens à reconnaître que le destin des couches défavorisées ne peut pas s’arrêter à la conclusion de l’inexorable. L’indignation, la rébellion, la révolte permettent d’entrer dans cette phase de problématisation du futur. Une manière forte d’interroger et de secouer les cynismes politique, économique, philosophique et éducatif qui obstruent les possibilités d’une réécriture de la vie des peuples exploités. Ce qui sous-entend que d’autres jeux peuvent être envisagés. La fatalité n’est donc pas invincible. Ainsi, la problématisation est un chemin de libération. Rien n’est définitivement ficelé ! Et l’espérance surgit !

Le mercredi 20 octobre 2021, sur les ondes de la radio Caraïbes FM, à l’heure d’une émission baptisée Grand boulevard, animée par Roberd Céliné, Pierre René Renel et Guerrier Dieuseul, une mère et son fils ont été reçus. Ils venaient pleurer la mort de Samuel, assassiné chez lui. La maman appelle les journalistes les trois papas. Le frère ainé, dès sa première prise de parole, a assuré qu’il ne vient pas demander justice pour son frère, mais il souhaite trouver de l’aide pour l’enterrer. Il renonce à l’idée de justice, parce qu’il estime que si les riches ne l’obtiennent pas, lui, éboueur de son état, ne peut pas y prétendre. Il s’est résigné ! En revanche, il réitère sa demande : lui offrir un accompagnement économique pour organiser les funérailles de Samuel. À l’impossibilité de la justice, il lance un appel à la consolation.

Les trois papas ont décidé d’obtenir réponse à son appel en s’adressant à trois ministres du gouvernement d’alors. Dans l’ordre, ils ont cité : Greta Roy Clément, ministre de la Santé, Liszt Quitel, ministre de l’Intérieur et de la Justice et Claude Joseph, ministre des Affaires étrangères. Au même moment, les ministres de la Santé et des Affaires intérieures se seraient manifestés et auraient offert des moyens économiques à la famille. Un avocat aurait emboîté le pas aussi. Dans cette opération de communication publique, les trois papas ont probablement contribué à résoudre un problème ponctuel : l’enterrement de la victime. Mais, analysons un instant. Ces ministres, dont celui qui gère conjointement les ministères de l’Iintérieur et de la Jjustice, sont-ils des agents d’assistance ponctuelle ou sont-ils des responsables investis du pouvoir de rendre justice aux victimes ? Ils ont promis de l’argent à la famille, mais ils ne lui ont pas promis la justice. Cette politique d’assistance et de charité carnavalesque, Paolo Freire l’a dénoncée dans son livre déjà cité, en écrivant ceci : « Je ne peux accepter comme une tactique de bon combat, la politique du pire, mais je ne peux pas non plus accepter la politique d’assistance qui, anesthésiant la conscience opprimée, repousse sine die de la nécessaire transformation de la société[41]. »

Les trois papas étaient, peut-être, animés de bonne volonté. Ils n’ont peut-être pas perçu ce qui se joue au fond à travers cette manière rapide et facile de répondre à la détresse de la famille. Ils ont à coup sûr récolté quelques milliers de gourdes qui serviront à organiser les obsèques de Samuel, mais ils n’ont pas su remettre en cause les autorités qui ont la charge d’assurer la sécurité des citoyens. Une telle attitude, consciemment ou inconsciemment, entretient le statu quo et l’inexorable dans la société quant à la condition des pauvres et des victimes.

3-De la dignité politique et sociale

Nous en appelons à la dignité politique et sociale. Cela signifie la capacité de marquer positivement la vie politique et sociale, de telle sorte que les citoyens s’expriment objectivement et avec respect sur les actions de l’homme politique ou du fonctionnaire public et privé. La dignité sociale est la reconnaissance objective de l’influence de l’acteur social ou bien politique sur l’ensemble de la société.

L’expression de dignité sociale et politique marche de paire avec la notion d’exemplarité, d’honnêteté, d’intégrité et de pérennité. Ainsi, dans la littérature politique, éducative et sociale de la France, reviennent souvent les noms de Montesquieu, Voltaire, du Général de Gaule, etc. Dans la littérature haïtienne, nous citons très fièrement : Dessalines, Toussaint, Capois- La- Mort, Christophe, Estimé… Ce sont des personnages qui, par la pensée et l’agir, ont travaillé à la transformation et l’élévation de leur patrie. Aussi même morts, sont-ils pris en exemples pour l’excellence de leur engagement politique et/ou patriotique.

La dignité politique et sociale n’est pas un concept vide, carnavalesque. Elle s’établit sur des actions et des épithètes qui déterminent une figure paradigmatique. « En réalité, toute société a vu se succéder au cours de son histoire diverses figures d’individus incarnant les plus hautes valeurs auxquelles les acteurs pouvaient prétendre[42]. » C’est justement ce qui nous manque cruellement aujourd’hui, dans la société haïtienne. Les figures paradigmatiques sont très peu et cette pénurie se signale à tous les niveaux : politique, religieux, économique, associatif, éducatif, législatif, judiciaire…

D’où l’absence, disons mieux, l’effondrement des élites en Haïti. Elles disparaissent parce qu’elles se désintéressent de la question de la dignité politique et sociale pour se consacrer exclusivement aux enjeux personnels et particuliers. L’un des maux de notre nation est là : les enjeux singuliers et particuliers prédominent sur les enjeux publics et collectifs. Ainsi, le pays ressemble à une piste de marathon où les compétiteurs savent que les couronnés sont ceux qui auront franchi en premier la ligne d’arrivée. La course est donc ouverte. Le dossard n’est pas à la couleur du pays, mais il indique l’ambition strictement singulière du concurrent. Sa couronne sera personnelle. Telle est la réalité d’Haïti : les quêtes et les conquêtes sont presque ’essentiellement individuelles.

Voilà pourquoi, en tout, il est difficile de parvenir à un consensus, fût-il minimal. En effet, lorsque la dignité politique et sociale fait défaut, l’honnêteté et la collectivité sont toujours tenues à distance. Or, nous croyons fermement, pour devenir une autre société, nous devons libérer l’honnêteté et la collectivité de la prison de la malversation, de la corruption et de l’égoïsme primitif (féroce).

Courons pour Haïti, nous serons des héros nationaux. En revanche, si chacun continue à courir pour soi-même, on sera peut-être déclaré héros, mais un héros solitaire. Ensemble, nous avons l’obligation d’oser secouer les pratiques mortifères, improductives, inhumaines et injustes pour s’exercer à des pratiques nouvelles susceptibles de faire renaître l’espérance en la possibilité de reconstruire Haïti. Osons l’éducation et la conscience éthiques.

Aduel Joachin
Docteur en science de l’éducation
Docteur en théologie morale

Références

1 Paolo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Ères, 2013, p. 87.
2 Aduel JOACHIN, Éthique et chaos : le devoir de s’indigner, Paris, Edilivre, 2021, p. 9.
3 Vladimir JANKÉLÉVITCH, Les vertus et l’amour : traité des vertus II, volume 1, Paris, Flammarion, 1986, p.100.
4 René DEPESTRE, « Dans les décombres du carnaval », dans Cultures & Conflits.
5 Vladimir JANKÉLÉVITCH, Op. cit, p. 102.
6 René DEPESTRE, Op.cit. Voir aussi René DEPESTRE, « Dans les décombres du carnaval », dans Cultures & Conflits.
7 Paolo FREIRE, Op.cit., p. 157.
8 Ibid; p. 36.
9 Ibid; p. 141.
10 Ibid; p. 35.
11 Ibid; p. 88.
12 Ibid ;p. 87.
13 D’après la note de bas de page de l’auteur, Olinda est une « cité historique de la région Nordeste du Brésil, près de Recife, qui
fut classée patrimoine de l’UNESCO. », p. 88.
14 Ibid, pp. 88- 89.
15 Danilson Pinto cité par Paolo Freire, p. 89.
16 Ibid., p. 89.
17 Ibid; p. 89.
18 Ibid; p. 90.
19 Ibid; p. 90.
20 Ibid; p. 90.
21 Ibid; p. 90.
22 Ibid; p. 91.
23 Ibid; p. 91. L’italique est de l’auteur.
24 Nathalie SARTHOU-LAJUS, « Wresinski à Cerisy », dans ÉTUDES, n° 4242, octobre 2017, p. 4.
25 Paolo Freire, Op.cit, p. 92.
26 Didier Moreau, Éducation et théorie morale, Paris, Vrin, 2011, p. 39.
27 Paolo Freire, Op.cit, p. 93.
28 Ibid; p. 93.
29 Ibid; p. 93.
30 Cf. Ibid; p. 93.
31 Ibid; p. 94. L’italique est de l’auteur.
32 Ibid; p. 94. L’italique est de l’auteur.
33 Ibid; p. 95. L’italique est de l’auteur.
34 Ibid; p. 96. L’italique est de l’auteur.
35 Ibid; p. 96. L’italique est de l’auteur.
36 Moraene ROBERTS, « La dignité de donner », dans ÉTUDES, n° 4242, octobre 2017, p. 22.
37 Paolo Freire, Op.cit, p. 97.
38 […] « Ce que la misère donne à repenser », Dans ÉTUDES, n° 4242, octobre 2017, p. 7.
39 Paolo Freire, Op.cit, p. 98.
40 Aduel JOACHIN, Op.cit., p. 88.
41 Paolo FREIRE, Op.cit., p. 94.
42 Danilo Martuccelli, « De la morale à l’éthique : le nouvel horizon des relations entre les générations », dans Devenir
2006/1 (Vol. 18).

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